« – Et comment savez-vous que vous êtes fou ? – Pour commencer, est-ce que tu m’accordes qu’un chien n’est pas fou ? – Sans doute. – Eh bien, vois-tu, un chien gronde lorsqu’il est en colère, et remue la queue lorsqu’il est content. Or, moi, je gronde quand je suis content, et je remue la queue quand je suis en colère. Donc, je suis fou. – Moi j’appelle ça ronronner, pas gronder. – Appelle ça comme tu voudras. »
Alice au pays des merveilles
– Par quoi je me ferai emporter? Les gens?
– Non, pas par les gens. La plupart sont tellement pris par la Route qu’ils ne te remarqueront même pas. Si tu marches dans la Trraverse, la route est tracée, tu n’as pas à réfléchir à l’itinéraire. Un courant très fort te conduit. C’est … rassurant.
Miou se frotte contre mes jambes et je le prends dans mes bras pour le papouiller sous le menton pendant que nous discutons. Il étire son cou et ronronne doucement.
– Et les autres chemins, ils sont comment?
– Plus petits, rrrrrrr, calmes. Certains ont déjà été empruntés, pour d’autres il faut créer la trrace.
– Mais je ne vais pas me perdre?
– Ma petite A, étant donné que tu ne sais ni où tu es, ni où tu vas, la possibilité me semble élevée. Mais peut-être devrais-tu te perdrre pour trouver le bon chemin?
Mon chat qui pue m’offre encore une fois une énigme pour réponse, servie d’un ton narquois qui plus est. Ça commence à me gonfler un peu.
– Ok mon petit putois. Et pourquoi tu ne viens pas avec moi?
– Mes pouvoirs ne fonctionnent pas dans la Trraverse, c’est un danger mortel dont j’ai appris à me passer. Ça me chafouinerait d’avoir à … revenir une fois de plus. Je sentirai encore plus fort.
– Tu sens fort mauvais oui. Et comment ça revenir?
Miou relève soudain le museau et hume l’air. Il saute par terre et se retourne, oreilles aplaties et queue agitée.
– La fumée arrive, et en force cette fois. Tu ne dois pas te faire rattrraper A, tu comprends? Allez, descends!
– Quoi? Et toi?
– Je vais la prendre à revers le long de la Trraverse. Vas-y! Tu me feras signe de l’autre côté!
Miou s’élance comme une bombe droit devant lui.
Je descends la colline en petites foulées en espérant ne pas tomber. J’arrive sur le bord de la pente, et en contrebas à deux mètres il y a la Traverse et tous ces gens qui marchent tranquillement les uns contre les autres sans me jeter un regard, mais j’en suis séparée par un gros fossé. Il va falloir sauter, le genre de performance où intuitivement je sens que je dois être très nulle.
Je me retourne pour voir ce que fait Miou et je l’aperçois courir vers le fossé, bien plus loin devant moi. Un énorme amas de fumée descend de la colline très rapidement, comme s’il le visait. Je pense que le chat va essayer de le prendre de vitesse pour remonter par derrière. Enfin s’il y a un derrière, car je ne vois pas de fin à cette masse de brouillard épais.
La fumée se rapproche de moi aussi et je ne serai pas sauvée par mon minou cette fois, il va falloir que je me débrouille toute seule. J’espère juste que je ne sauterai pas pour rien et que la fumée n’envahira pas la Traverse. Et que je ne vais pas me faire mal. Ni atterrir sur quelqu’un.
Allez, il faut que je me lance. Allez. Allez punaise, un deux..
C’est super loin quand même.
Et c’est vachement haut.
Je ne vais pas y arriver. C’est trop loin. Je suis paralysée comme une gourdasse, je ne peux pas le faire.
Au loin je vois que Miou ne parvient pas à distancer la fumée. Mais pourquoi il ne disparaît pas? Il est sur le point de se faire rattraper!
Il ralentit, jette un coup d’œil vers moi, et bifurque abruptement pour sauter dans la Traverse.
Mon cœur s’arrête de battre.
Au bout de quelques secondes ma poitrine se remplit d’un souffle tremblant.
Je recule un peu, et sur une impulsion je démarre en tentant de me donner le plus d’élan possible comme si je faisais un triple saut. Au troisième bond je suis tout au bord et je m’arrache péniblement du sol, je passe le fossé en dessous de moi, et je tombe sans aucun contrôle. Punaise ça va faire mal, punaise il faut que je roule..
Ooumpf! Impact.
J’atterris sur les genoux et les avant-bras, et je rebondis sur le flanc en bousculant des gens autour de moi.
Je reste sonnée quelques secondes, le souffle coupé.
Je me redresse tout doucement et je vérifie que je n’ai rien de cassé: je suis écorchée et ça me brûle aux paumes, aux coudes et aux genoux, mais je suis entière. Enfin si on ne compte pas le dernier étage manquant.
J’y suis arrivée!! Yeah me!
Les gens me contournent calmement et continuent d’avancer comme si de rien n’était. Quelqu’un me tend la main pour m’aider à me relever, une dame qui me jette un sourire absent puis reprend sa marche.
– Merci, merci madame..
Mais je ne la vois déjà plus, elle s’est fondue dans la foule qui avance implacablement.
Sur le côté de la Traverse, la fumée s’est complètement stoppée, elle ne franchit pas le fossé. Ouf.
Je commence à marcher.
Mes jambes sont douloureuses et j’avance laborieusement, je me fais un peu bousculer. Les gens ne me poussent pas méchamment, je suis juste trop lente. Je les gêne.
Avec un peu d’effort j’arrive à caler le rythme de mes pas sur celui des autres, et je rentre dans le rang. Les bras de mes voisins frôlent les miens et me sécurisent, les conversations avoisinantes hument autour de moi et me calment. Mes battements de cœur ralentissent, mon souffle s’apaise.
Nous marchons, et je trouve un certain contentement dans cette simple action.
Nous avançons bien, dans un bel ensemble. Je me laisse guider. Je me sens.. rassurée. Détendue. Ça fait du bien. Là au moins je sais où je vais. Enfin je crois. Mais bon, les autres doivent bien le savoir, je n’ai qu’à les suivre.
Ça n’a pas d’importance de toute façon. Je suis en sécurité, Miou avait raison.
Miou?
Miou!!!!
Nan mais punaise ça va pas?! Qu’est-ce que je fais à marcher comme un mouton?
